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Comment les technologies façonnent notre façon de discuter au boulot ?

De mémoire de millenial, j’ai du mal à imaginer comment on faisait pour prendre un rendez-vous avant d’avoir le téléphone ou le mail. J’imagine que les dirigeants avaient des assistants qui transmettaient des messages en se déplaçant d’un bureau à l’autre, des sortes de pigeons voyageurs. Les façons qu’on a d’échanger, de discuter en entreprise ont mutés et les technologies en sont les grandes responsables. Pour commencer rappelons qu’on peut distinguer dans le milieu du travail, deux types d’échanges : ceux qui se situent dans le cadre strictement professionnel et ceux disons plus sociabilisants qu’on a avec les collègues car on veut se marrer ou faire des pauses.

Ce qu’on remarque et dont on va parler c’est que les technologies qui participent de la structuration de nos échanges vont dans deux sens. Soit, elles augmentent ce que l’humain est déjà capable de faire, soit elles effacent l’humain derrière la technologie. Dans le premier cas, les échanges en sont facilités, enrichis et gagnent en efficacité. Dans le second cas, ils sont dilués dans un bordel communicationnel qui perd le travailleur derrière une pluralité d’outils et d’objets plus ou moins utiles.

Qui se cache vraiment derrière l’écran ?

L’innovation technologique de l’humanisation à la déshumanisation des échanges.

Les mails sont, il faut le rappeler, une révolution en termes d’échanges professionnels. Adieu le fax — que j’espère, plus personne n’utilise en 2019 ­— et moins de temps perdu au téléphone. Les adresses professionnelles permettent aux travailleurs de distinguer ce qui est de l’ordre privé et de l’ordre du boulot. En revanche, tout cela se complique avec l’apparition des messageries instantanées. En effet, on a normalement un seul numéro lié à WhatsApp, un seul identifiant Messenger etc… Ce qui implique que si on utilise une messagerie instantanée pour le boulot, alors les messages se mélangent avec ceux des potes qui essaient d’organiser les retrouvailles du soir. Sans parler de l’utilisation par exemple de Facebook pour échanger des documents et travailler entre collègues. Le fil d’actualité se transforme en fil de l’inefficacité. Les échanges sont plus rapides, on a moins de face à face bien que la visio compense en partie. On n’insistera jamais assez sur l’importance des signes infraordinaires dans un échange lesquels se diluent dans les échanges médiatisés par des technologies.

À cela on peut ajouter à ces technologies qu’elles facilitent l’organisation, toutes les informations sont notées et numérisées. Ce qui n’est pas le cas lors d’une discussion autour d’un café ou on peut oublier l’arbitrage crucial qu’on vient d’obtenir si on a ensuite eu une conversation sur votre dernier ciné où Juliette Binoche préfère son faux personnage qu’elle incarne sur Facebook à sa vraie vie.https://youtube.com/embed/tkrWqM86neM

Ces technologies permettent aussi un gain de temps important, l’instantanéité des échanges distants, facilite la suppression de réunions inutiles qui auraient mobilisé auparavant 5 personnes pendant 30 minutes. Alors qu’une simple boucle mail peut parfois faire l’affaire. Venons-en aux outils de monitoring qui permettent de suivre l’avancée du travail de chaque employé ou de suivre ce sur quoi il est en train de travailler. Une entreprise où les salariés savent utiliser ces outils, gagne en efficacité car plutôt que de demander à un collègue s’il a terminé telle ou telle chose ou s’il peut lui envoyer, le travailleur est autonome vis à vis de son collègue, il peut regarder lui-même où en est l’avancée de la tâche et en récupérer le contenu une fois que c’est terminé.

Comment en est-on arrivé à ce bordel communicationnel ? Où on est sollicité tout le temps, partout, pour rien.

Le problème que pose le développement de certaines de ces technos c’est qu’elles mettent les travailleurs qui les utilisent en situation de surcharge informationnelle. En fait on assiste à une multiplication des points de contact, on reçoit des mails, des messages, des textos, des appels, des notifications et même encore quelques interpellations des voisins de bureau.

De plus, la médiatisation croissante des échanges, des réunions à la visionconférence, de l’appel aux mails, conduit à une déshumanisation renforcée des travailleurs. Plutôt que d’être « le vieux qui fait des blagues en réunion » ou « la fille qui s’endort en réunion », on devient presque un simple intitulé de poste : « le chargé de com », « le chef de projet ».

On en arrive à des situations absurdes ou deux personnes qui travaillent pour la même entreprise, qui partagent les mêmes bureaux ne se reconnaissent pas dans l’ascenseur alors qu’elles ont passé 3 heures cumulées au téléphone et échangées des dizaines de mails. Pire encore, parfois vous reconnaissez la personne à qui vous venez d’envoyer un mail et vous n’osez pas la saluer à la cafeteria.

Un autre élément crucial dans l’évolution des échanges c’est le détournement des outils de travail en outils de divertissement. On parlait tout à l’heure de Facebook mais là c’est plutôt une plateforme utilisée entre amis qui est détournée en usage professionnel. En revanche prenons l’exemple d’un outil comme Slack, l’outil a suscité un enthousiasme impressionnant mais celui-ci retombe devant le fait que les travailleurs se rendent compte qu’ils passent plus de temps sur Slack qu’à travailler sur ce dont ils parlent sur la plateforme. Ce à quoi il faut ajouter que les groupes se sont multipliés sur la plateforme au point qu’il y a toujours des mèmes envoyés par les collègues à regarder entre chaque message professionnel auquel vous répondez. On en arrive parfois à une quasi schizophrénie entre l’envoi d’un message crucial à son n+1 pour le closing du doss d’un grand compte au partage, avec ce même collègue, de la dernière vidéo de Mohammed Henni qui vient d’être publiée, et ce, en l’espace de quelques secondes. < /p>https://youtube.com/embed/zcANWC-VRJs

Pour éviter ces dérives liées à l’affordance des technologies utilisées et pour recentrer les utilisateurs sur leur activité clé, on adapte le design à l’emploi qui doit être fait des outils. On fait en sorte que les outils ne soient pas trop agréables à utiliser et à faire en sorte que les utilisateurs n’y passent pas plus de temps que nécessaire, c’est ce qu’on appelle les dark patterns qui sont une modification volontairement désavantageuse sur le design d’un produit.

Et quand ces technos pourraient être utiles à l’ensemble des équipes, les entreprises font souvent face à des problèmes de culture interne, les équipes sont parfois réticentes à l’adoption de nouveaux outils. De plus en plus de solutions pour gérer la discussion en entreprise sont vendues avec un package de formation à destination du top management et/ou des salariés pour essayer de lever ce frein à l’adoption d’outils de travail efficaces. Le risque étant soit que l’outil ne serve pas soit que le travailleur ne maitrisant pas l’outil s’efface progressivement au sein de sa propre entreprise.

Mutations du monde du travail : ok mais pas trop

Bien que ces mutations soient nombreuses et affectent structurellement les échanges au sein des entreprises, on peut souligner la résistance de certains éléments qui ne sont pas près de disparaître. D’abord, seuls 2% des travailleurs sont à l’extérieur des bureaux de l’entreprise tous les jours donc la présence au bureau reste structurellement liée aux échanges et discussions. Ensuite, bien qu’on assiste à une croissance de la médiatisation technologique des échanges (visio, mails, messageries instantanées), l’humain nous rattrape toujours et nous voilà bien obligés d’envoyer un message pour … faire une pause-café.

Bruno Solo et Yvan le Bolloc’h dans un épisode de Caméra Café

On pourrait imaginer des entreprises où les employés restent connectés à leurs outils technologiques même pendant leurs pauses aux dépens de leurs relations en face à face avec leurs collègues. Mais il semble que tant que les bars existeront, ils continueront de tourner à l’aide des afterworks organisés par les entreprises alentours. Car c’est peut-être parce qu’on est davantage connectés au travail et isolé par ses écouteurs qu’on a besoin d’autant plus de relations interpersonnelles classiques dès qu’on sort du bureau.