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Interview à Souveraine Tech – 3 questions à Valentin Przyluski

3 questions à Valentin Przyluski est fondateur et CEO de la plateforme collaborative NetFrame.
Ces 3 questions ont été publiées le 8 septembre 2022

1/ Comment parvient-on à envisager un avenir de concert entre plusieurs acteurs technologiques ? (NetFrame s’est associée en juin avec Dassault Systèmes et Nexedi, ainsi que Docaposte comme partenaire technologique, pour proposer une suite collaborative souveraine sur l’infrastructure cloud de confiance et souveraine 3DS OUTSCALE)

Déjà cela vient d’une obsession pour la vélocité, de l’impact cumulé dans le temps de la création de valeur technologique. A chaque instant il faut se rapprocher de la situation depuis laquelle on crée le plus de valeur cumulée. L’approche individualiste est valorisée dans le monde actuel (le fameux « winner takes all » sous entend toujours qu’il n’y en aurait qu’un). Or, dans le cas d’une approche résolument souveraine, je suis persuadé que nous devons changer de registre sans perdre de vue l’objectif : la technologie est un univers où il faut aller chercher les situations exponentielles.

Dans le contexte européen, rien ne dit que le registre collectif est moins efficace pour avoir un fort impact sur la dynamique de notre marché que le registre individuel. C’est également le cas sur le gradient propriétaire – open source : il existe de multiples configurations. Il convient d’avoir une vision précise et d’essayer de saisir la configuration la plus appropriée pou, et la plus en adéquation avec les valeurs constitutives de son ADN.

Pour ma part qu’il s’agisse du secteur en France, ou plus spécifiquement de Netframe je vois l’avenir dans un écosystème où chacun dépasse sa fonction précise dans une chaîne de valeur verticale (en d’autres termes, en faire un peu plus que de ce qui relève de son métier stricto sensu, et ce dans un état d’esprit conjoint). Quel peut être cet état d’esprit conjoint ?

Accepter de travailler sous contrainte de souveraineté, de frugalité environnementale forte et un réinvestissement continu axé sur la technologie : voilà ce qui peut nous permettre de créer collectivement de la valeur.

Pour envisager un avenir de concert il faut d’abord être aligné sur les valeurs cardinales …ce qui nous fait lever le matin pour travailler dans notre secteur.

La souveraineté est pour moi une affaire de conviction, un peu théorique au départ mais qui est devenue bien concrète avec l’Affaire Alstom. Je me souviens avoir appelé la famille de M. Pierucci depuis un taxiphone de Belleville dans une omerta généralisée au sein du gouvernement ; depuis, la souveraineté et le patriotisme économique sont ancrés dans le concret comme des valeurs fondatrices, et certainement pas bêtement le drapeau, comme je le lis souvent, mais plutôt être attaché à une maitrise locale. Agir indépendamment des risques de surveillance divers et variés, être en capacité de faire nous même plutôt que d’acheter.

Ceci passe par un savoir et un savoir-faire acquis en amont, ensuite développés et partagés de manière ouverte. Mais tout ceci ne sera encore pas suffisant sans y ajouter aussi une capacité à fluidifier, sécuriser, amener une très bonne performance et expérience dans les déploiements pour les fameux utilisateurs finaux.

Notre alliance avec 3DS et Nexedi repose d’abord sur cet état d’esprit. Les pré-requis que j’ai mentionnés doivent être clairs: d’abord s’entendre sur les valeurs (y compris ce que l’on pourrait appeler « les zones de création de valeur croisées »), accepter ensuite conjointement le cadre des contraintes, et comprendre d’emblée que tout ne peut pas être totalement aligné.

L’avenir ne consiste pas en une relation ambigüe d’attraction – répulsion, dépense marketing-régulation par la loi, copie-contestation des GAFAM mais bien dans l’acceptation de ce que nous sommes. Pour nous les bons partenariats sont le meilleur chemin. Si comme je le crois, ce que nous avons à gagner est une bataille culturelle sur l’industrie numérique et ses objectifs parmi les producteurs et les consommateurs alors nous avons – ensemble – choisi la bonne voie.

3DS est le symbole probant de cette absence de renoncement à un modèle européen. Quant à Nexedi, c’est un partenaire qui pratique l’intégration verticale dans le logiciel depuis des années (et encore plus avec Rapid Space), et avec lequel nous partageons des valeurs de souveraineté forte et la vision de coeurs technologiques Open Source accélérés par des déploiements et des expériences d’usage propriétaires. Ceci nous donne envie de dépasser notre strict intérêt, ainsi notre effort à venir pour nous sera de déployer via SlapOS à la place de Kubernetes.

2/ Songez-vous à d’autres rapprochements naturels potentiels dans l’écosystème de la tech souveraine ?

La tech souveraine n’est pas uniforme et a ses sous-tribus : la cybersécurité et le milieu des outils sécurisés à usage dual, la communauté des bootstrapeurs geek qui sont souverains économiquement et ont cette culture essentielle de l’indépendance, la communauté Open Source, la communauté des éditeurs nationaux, les hyperscalers français de l’infra aussi etc Malheureusement il y a aussi la communauté du whitewashing… Je ne suis pas sûr que l’on puisse encore parler d’écosystème de la Tech Souveraine comme un ensemble unique, donc les rapprochements n’y sont pas plus naturels qu’ailleurs.

Indépendamment des rapprochements par complémentarité de marché évidente, force est de constater qu’il existe des rapprochements par affinités de valeur ou beaucoup de moyens offerts par des acheteurs. La tech souveraine étant plutôt peu financiarisée, on a hélas souvent pu constater des rapprochements liés aux arrêts de solution mais – on peut le regretter- assez peu dans une perspective plus positive et de plus long terme. Sans argent pour satisfaire tout le monde dans les rachats, tout se joue sur l’envie de chacun, et un alignement de valeurs… Il faut croire qu’à ce stade les acteurs historiques se satisfont assez du village gaulois et préfèrent la piste individuelle !

Ensuite la consolidation dans la tech souveraine est évidemment souhaitable s’il elle est nécessaire à la création de valeur, pour unifier des expériences utilisateurs et pour adresser plusieurs segments d’utilisateurs de manière pertinente. Grossir les équipes par consolidation n’est encore une fois pas le seul moyen de produire une valeur technologique qui s’accroit de plus en plus rapidement ; parfois c’est même tout le contraire.

Si on fait un pas de côté, il y aurait un gain évident à la consolidation pour des acheteurs, et pour atteindre une relation plus équilibrée avec l’État et la régulation en quittant l’ère de la surprescription et des projets «marionnettes » de l’administration pour entrer un peu à l’âge adulte. Cette pré-condition nous permettrait de dépasser le cadre franco-français de la souveraineté pour proposer des outils souverains à l’échelle mondiale. La marche à suivre en la matière nous est donné par ProtonMail.

3/ Ce que l’on appelle « la chasse en meute » est-il l’avenir des entreprises technologiques françaises face aux molochs américains et chinois ?

La chasse en meute est pertinente vue du ciel géopolitique, d’où son attrait. Et il est indéniable qu’un peu d’organisation collective ne nuit pas pour éduquer nos marchés, peser plus sur les régulations fondamentales de l’espace européen, nous faire connaître collectivement, et même tout simplement essayer de couvrir en un écosystème technologique ce que les gros acteurs américain ou chinois concentrent parfois dans une seule de leur filiale… Pour le cloud c’est en effet une question de survie.

Après au risque de me répéter ce qui fonctionne dans la géopolitique actuelle ce n’est pas seulement de demander la paix sur le cloud (à la manière de la feuille de route gouvernementale sur le cloud de confiance), mais plutôt d’être en capacité de faire nous même et de peser au niveau mondial comme espace d’accumulation de valeur technologique. C’est le seul juge de paix. A ce stade, ce n’est pas tellement la chasse en meute qui change quoi que ce soit, mais plutôt notre capacité à faire émerger des écosystèmes et des acteurs puissants, et à gagner la bataille culturelle- dont celle du grand public – pour nos services. A ce titre SecNumCloud peut être un premier pas dans cette direction en adoptant un référentiel technico-normatif, à condition évidemment d’en faire un espace qui « respire » entre les acteurs et le régulateur…

Le risque de tout résumer à la chasse en meute est celui de l’organisation bien hiérarchisée entre les acteurs au profit des plus gros, des start up d’Etat ou des projets portés par les ESN. Instruit du passé sur ce sujet, je suis méfiant, car il est compliqué d’imaginer inventer l’avenir avec le passé, quand l’alignement sur les valeurs, sur la culture, est absent. Nous en sommes à un stade où chacun se forge donc son écosystème avec lequel il veut agir de concert. Beaucoup de cadres collectifs souples ont émergé pour cette raison ces dernières années (Euclidia, Hexatrust, CyberCampus …) Par ailleurs, je ne sais pas si c’est la chasse en meute de « start ups d’Etat » ou une stratégie plus punk mais déterminée qui réussira à faire pénétrer des solutions souveraines de manière significative sur le marché. Peut être un peu des deux. Mais ce qui est certain, en revanche, c’est que l’honnêteté dans la démarche est impérative pour durer.